LETTRE
DÉCEMBRE 2025
Traverser le changement
CHANCE,
MALCHANCE,
QUI SAIT ?
Parabole millénaire
Dans la Chine ancienne, un vieux paysan possédait un cheval unique qui était sa seule ressource et son bien le plus précieux pour cultiver ses terres. Un jour, le cheval s’échappa dans les montagnes. Ses voisins vinrent le consoler de cette perte et lui dire toute leur compassion à l’égard de cette terrible malchance. Mais le vieil homme leur répondit :
– « Chance, malchance, qui sait si cela est bon ou mauvais ? »
Quelques jours plus tard, le cheval revint accompagné de plusieurs juments sauvages. Les voisins revinrent et félicitèrent le paysan pour cette aubaine et la chance qu’il avait d’avoir désormais autant de chevaux. Mais le paysan répondit encore :
– « Chance, malchance, qui sait si cela est bon ou mauvais ? »
Quelques jours plus tard, le cheval revint accompagné de plusieurs juments sauvages. Les voisins revinrent et félicitèrent le paysan pour cette aubaine et la chance qu’il avait d’avoir désormais autant de chevaux. Mais le paysan répondit encore :
– « Chance, malchance, qui sait si cela est bon ou mauvais ? »
Alors qu’il tentait de dresser l’un des chevaux nouvellement arrivés, son fils unique se brisa une jambe. À nouveau, les voisins compatirent à l’égard de cette terrible malchance. Impassible, le paysan répondit :
– « Chance, malchance, qui sait si cela est bon ou mauvais ? »
Quelques semaines plus tard, la guerre éclata dans le pays et tous les jeunes hommes valides furent enrôlés dans l’armée, sauf le fils unique du paysan à cause de sa jambe brisée. Les voisins accoururent une fois encore chez le paysan pour lui signifier la chance qu’il avait, contrairement à eux, de n’avoir pas vu son fils unique partir à la guerre. Et le vieux sage de leur répondre encore :
– « Chance, malchance, qui sait si cela est bon ou mauvais ? »
CHANCE, MALCHANCE, QUI SAIT SI CELA EST MAUVAIS ?
Cette parabole millénaire révèle ainsi une sagesse essentielle : chaque événement contient en germe des possibilités insoupçonnées et notre jugement hâtif sur ce qui nous arrive nous aveugle souvent sur la raison d’être véritable de l’existence et le sens profond celle-ci.
Notre époque contemporaine a un rapport paradoxal au changement. D’un côté, nous célébrons l’innovation, valorisons l’adaptabilité, exigeons la flexibilité dans tous les domaines. De l’autre, nous résistons farouchement aux transformations qui touchent nos vies personnelles. Nous nous accrochons désespérément à nos routines rassurantes, nous cherchons à figer ce qui est fluide par essence. Cette contradiction engendre une anxiété chronique qui caractérise notre époque.
“Le changement n’est pas un problème à résoudre
car il est la nature même de la réalité”
L’accélération des changements sociaux (migrations massives de populations, crise identitaire, évolution des normes de genre, crise de la santé mentale et déclin du bien-être psychologique, etc.), technologiques (révolution numérique, internet, réseaux sociaux, intelligence artificielle, révolution quantique, métavers, biotechnologies et édition génétique, technologies spatiales commerciales, etc.), économiques (dette mondiale et banqueroute des états, crises financières récurrentes, inégalités économiques et concentration des richesses, etc.) et environnementaux (réchauffement climatique, points de bascules, transition énergétique et décarbonisation, multiplication des catastrophes naturelles, effondrement de la biodiversité, etc.) crée un sentiment d’instabilité permanente qui épuise nos capacités d’adaptation.
Nous oscillons entre la fascination pour la nouveauté et la nostalgie d’un passé idéalisé, incapables de trouver cette juste posture qui permettrait de naviguer sereinement dans le flux perpétuel de l’existence.
Face à cette agitation, la sagesse taoïste nous offre une perspective radicalement différente. Elle ne nous propose pas de méthode particulière pour « gérer le changement » ou des techniques pour rester flexibles, mais une transformation profonde de notre compréhension même de ce qu’est le changement.
Pour le sage taoïste Lǎozǐ ⽼⼦ (Lao Tseu) et les maîtres du Tao, le changement n’est pas un problème à résoudre car il est la nature même de la réalité. Résister au changement, c’est résister à la vie elle-même. Il est alors fondamental de comprendre que nos souffrances face aux changements ne proviennent jamais des événements eux- mêmes mais de notre relation à ces mêmes événements. La sagesse taoïste nous enseigne que l’acceptation authentique du changement n’est ni une résignation passive ni un optimisme forcé mais une reconnaissance lucide de ce qui est et une participation consciente au mouvement de la vie.
De cette sagesse révolutionnaire émergent cinq dimensions qui peuvent transformer notre manière d’habiter les inévitables changements de l’existence révélant dans chaque bouleversement une invitation à approfondir notre sagesse et notre Présence.
SAGESSE N°1
RECONNAÎTRE LE CHANGEMENT COMME UNE LOI FONDAMENTALE DE L’UNIVERS
Le changement est la nature même de la réalité. Observez le cycle des saisons : le printemps ne demande pas la permission d’émerger de l’hiver ; l’été ne résiste pas quand l’automne s’annonce ; l’hiver ne se lamente pas de succéder à l’automne. Chaque saison accomplit son rôle avant de céder la place à la saison suivante. Cette succession perpétuelle n’engendre aucune anxiété dans la nature, aucune résistance, aucun regret du temps passé.
À contrario, nous humains, résistons sans cesse à ces cycles naturels qui traversent aussi nos existences. Nous voulons prolonger indéfiniment nos étés personnels, retarder nos automnes, éviter nos hivers. Cette résistance au rythme naturel de la vie engendre une tension épuisante qui nous coupe de notre propre nature.
Le changement n’est ni oubli de ce qui a été, ni résignation mais reconnaissance muette que la vie a tourné et que l’énergie dépensée à résister à ce qui est, devrait être utilisée à nourrir l’exploration de ce qui est en train d’advenir maintenant. Cette reconnaissance ne supprime pas la douleur mais, mieux encore, transforme notre relation à cette douleur. Nous cessons alors de souffrir de souffrir, de nous épuiser à vouloir que ce qui est, soit autrement. Cette acceptation première est l’adaptation véritable. Si nous ne pouvons contrôler tous les mouvements de la vie, nous pouvons en revanche apprendre à danser avec eux.
Le chapitre 37 du « Classique de la Voie et de sa vertu » (Dào Dé Jīng 道德经) attribué au sage taoïste à Lǎozǐ ⽼⼦ nous rappelle :
“La Nature (le Tao) agit toujours par non-résistance (wúwéi)
et pourtant il n’y a rien qui ne soit pas accompli.”
Dào cháng wúwéi, ér wú bù wéi.
道常无为, 而无不为.
Les changements ont leur propre temporalité que nous ne pouvons précipiter ni retarder indéfiniment. Accepter ce tempo naturel constitue le premier pas vers une relation apaisée avec les transformations de l’existence. Cette reconnaissance du changement comme loi naturelle nous libère également de cette illusion que nous devrions contrôler parfaitement notre vie.
Les saisons ne consultent pas nos préférences pour se succéder. De même, de nombreux changements qui nous affectent échappent largement à notre emprise. Cette lucidité, loin d’être déprimante, peut devenir libératrice.
SAGESSE N°2
DÉVELOPPER UNE SOUPLESSE QUI PERMET DE TRAVERSER LES TRANSFORMATIONS SANS SE BRISER
Le bambou, souple, plie mais ne rompt pas ; le chêne, rigide, résiste jusqu’au point de rupture. Lǎozǐ ⽼⼦ (Lao Tseu) utilisait fréquemment cette image pour illustrer cette qualité essentielle qu’est la souplesse. Sous la tempête, le bambou se courbe profondément, parfois jusqu’à toucher le sol, mais il garde finalement toujours son intégrité.
Cette métaphore révèle une vérité profonde sur notre manière d’aborder le changement, à savoir, soit à la manière du bambou, soit à la manière du chêne.
Notre culture valorise souvent la force comme capacité de résistance, d’opposition, de maintien de nos positions, quoi qu’il arrive et quoi qu’il en coûte ! Or, si elle peut sembler impressionnante de prime abord, cette rigidité nous rend au final paradoxalement plus vulnérables face aux bouleversements majeurs.
La souplesse taoïste ne signifie pas absence de colonne vertébrale ou capitulation face à toute difficulté. Elle désigne cette intelligence qui sait quand tenir ferme et quand céder, quand maintenir et quand lâcher, quand persévérer et quand accepter de transformer nos plans. Cette discrimination subtile constitue l’art même de « surfer le changement ». C’est le fameux principe taoïste du wúwéi ⽆为, l’art d’agir sans forcer, sans interférence, l’art d’agir sans opposer de résistance intempestive, cet état d’être qui devrait tout particulièrement s’appliquer aux périodes de transition.
Face à un changement qui s’impose, nous avons donc le choix entre deux attitudes : soit résister à ce qui arrive et dépenser une énergie considérable à lutter contre, soit nous assouplir pour accompagner le mouvement en cherchant la voie de moindre résistance qui nous permettra de traverser l’épreuve transformatrice avec le minimum de dommages.
Chercher à reprendre le contrôle par tous les moyens sur quelque chose qui nous échappe est la meilleure des solutions pour engendrer résistance, et donc souffrance.
“Ce qui résiste, persiste.”
La sagesse du bambou nous invite à maintenir une direction générale tout en restant ouvert aux ajustements du parcours, à garder un cap sans nous crisper sur un itinéraire unique. Tout comme l’eau qui trouve toujours son chemin vers la mer en contournant tous les obstacles, cette souplesse nous permet d’atteindre nos objectifs essentiels par des voies que nous n’avions pas même imaginées. Elle transforme les obstacles apparents en invitation à la créativité, les impasses en occasions de découvrir des chemins nouveaux.
Pour cela, nous devons travailler à observer nos rigidités habituelles, à reconnaître nos schémas de résistance afin d’être en mesure d’expérimenter, petit à petit, des réponses plus fluides aux situations qui nous déstabilisent.
SAGESSE N°3
NOTRE RELATION AUX ÉMOTIONS QUE SUSCITE INÉVITABLEMENT TOUT CHANGEMENT SIGNIFICATIF
Notre culture entretient souvent une relation maladroite avec les émotions dites «négatives» (peur, tristesse, colère, doute, etc.). Nous cherchons soit à les supprimer par la volonté, soit à les détourner par des distractions, soit à les rationaliser pour tenter de les désactiver.
Le taoïsme propose une voie médiane : ni répression, ni indulgence. Un autre sage taoïste, Zhuāngzǐ 庄⼦ (Tchouang Tseu) décrivait cette qualité d’accueil comme le fait de laisser les émotions traverser notre cœur de la même manière que les nuages traversent le ciel. Cette métaphore révèle une compréhension subtile, en insistant sur le fait que les émotions appartiennent elles aussi au monde de la forme, et qu’en tant que telles, elles sont des phénomènes passagers, transitoires qui naissent, se développent, avant de finir inévitablement par disparaître. Ainsi, de même que les nuages ne définissent pas le ciel lui-même, les pensées et les émotions qui peuvent y être associées, ne définissent nullement l’essence de qui vous êtes véritablement.
Dès lors, face à un changement majeur, les résistances émotionnelles sont non seulement normales mais légitimes. La peur devant l’inconnu révèle notre instinct de survie ; la tristesse face à une perte honore ce qui avait de la valeur ; la colère face à l’injustice témoigne de notre sens de l’ordre.
Nous pouvons toutefois décider de résister et de nous opposer à ces émotions, ce qui engendre généralement encore plus de souffrances. Nous pouvons aussi décider de nous asseoir avec elles et de les ressentir dans leur pleine intensité : la lourdeur dans la poitrine, les larmes qui montent sans prévenir, le vide qui occupe soudain tant d’espace. Il s’agit alors d’honorer cette douleur, de lui accorder de l’espace en comprenant que nous ne sommes pas elle. Il importe alors de la laisser traverser comme ces orages d’été qui déversent tout leur contenu puis s’éloignent, laissant l’air purifié.
Cette approche distingue alors clairement l’acceptation de la résignation. Accepter le changement ne signifie pas se résigner passivement à tout ce qui arrive, et encore moins à prouver ce qui est injuste ou destructeur. L’acceptation authentique reconnaît lucidement ce qui est, créant ainsi la clarté d’esprit nécessaire pour discerner ce qui peut et doit être transformé de ce qui doit simplement être accueilli tel quel.
Cette distinction essentielle devient particulièrement importante face aux changements que nous n’avons pas choisis et qui nous semblent le plus souvent injustes. Accepter que ces événements se soient produits ne signifie pas qu’il faut abandonner toute action pour réparer, transformer ou prévenir leur répétition. Au contraire, cette acceptation claire de la réalité présente constitue souvent le point de départ de l’action appropriée.
“Qui sait se suffire est riche !”
Zhī Zú Zhě Fù 知⾜者富
Dào Dé Jīng 道德经, chap. 33.
Cette sagesse s’applique aussi à nos émotions. Savoir que notre douleur est suffisante, qu’elle n’a pas besoin d’être amplifiée par nos résistances et nos jugements, libère un espace où la guérison peut commencer à opérer. Nous cessons alors de souffrir de souffrir, permettant ainsi à la souffrance inévitable, de suivre son cours naturel vers l’apaisement.
Cette qualité d’accueil émotionnel se cultive par une « pratique » patiente d’observation intérieure. Quand les émotions difficiles surgissent face au changement, nous pouvons apprendre à les nommer avec précision, à ressentir leur manifestation corporelle, à les laisser s’exprimer sans les alimenter par nos ruminations, puis à les regarder progressivement s’apaiser comme une vague qui retourne naturellement vers l’océan.
SAGESSE N°4
LA CONFRONTATION À LA NATURE FONDAMENTALEMENT IMPERMANENTE DE TOUTES CHOSES
L’illusion de la permanence est une des sources principales de toutes nos souffrances. Nous vivons dans l’illusion que ce qui est là, aujourd’hui, sera encore là demain, que nos relations actuelles dureront éternellement, que notre santé présente nous est définitivement acquise.
Cette illusion de permanence constitue paradoxalement l’une des sources majeures de notre souffrance face aux changements. Quand nous avons inconsciemment transformé le provisoire en définitif, le mouvant en stable, le processus en état figé, tout changement devient une violation de nos attentes fondamentales. Nous vivons alors chaque transformation comme une trahison du réel, plutôt que comme sa manifestation naturelle.
“Rien n’est permanent, si ce n’est le changement !”
Le taoïsme nous invite alors à une plus grande lucidité, en reconnaissant que tout ce qui prend forme est par nature transitoire. Les relations évoluent ou se terminent, les corps vieillissent, se flétrissent et se transforment, les situations professionnelles changent, les lieux que nous habitons ne nous appartiennent que temporairement.
Cette reconnaissance n’est pas morbide ou pessimiste mais libératrice. Quand nous cessons de penser que l’impermanent est permanent, nous pouvons commencer à habiter le présent avec une intensité nouvelle. Apprécier ce qui est là maintenant, sans le tenir prisonnier de nos attentes de durée, savourer la beauté du moment sans exiger qu’il se prolonge indéfiniment, aimer profondément tout en reconnaissant la nature éphémère de toutes les formes que prend l’amour. Cette sagesse transforme radicalement notre expérience du changement.
Quand nous avons véritablement intégré l’impermanence comme nature de la réalité, les transformations cessent d’être des anomalies choquantes pour devenir des confirmations de l’ordre naturel. La fin d’une phase n’est plus vécue comme un échec mais comme l’accomplissement naturel de son cycle.
Cette acceptation de l’impermanence nous enseigne aussi l’art du lâcher-prise authentique. Non pas l’abandon résigné de ce qui nous importe, mais cette capacité à tenir légèrement ce qui est précieux, à accompagner les transformations plutôt qu’à s’accrocher désespérément à des formes appelées à évoluer. La sagesse taoïste nous rappelle que “le sage tient toute chose avec légèreté, c’est pourquoi, rien ne lui échappe”.
Cette légèreté de prise ne signifie pas indifférence ou détachement froid, mais cette qualité de relation qui honore la nature fluide de ce qui est aimé. Comme l’eau que l’on ne peut saisir qu’en ouvrant la main, la vie se donne pleinement à ceux qui cessent de vouloir la figer.
Nous ne sommes pas plus nos rôles sociaux que le fleuve n’est la forme particulière qu’il prend à tel méandre. Cette fluidité identitaire, loin de nous fragiliser, nous libère pour devenir plus pleinement qui nous sommes vraiment, à chaque étape de notre évolution.
SAGESSE N°5
CE QUI NOUS DÉSTABILISE PEUT DEVENIR NOTRE PLUS GRAND MAÎTRE
Un vieux potier de la province du Henan avait passé sa vie à façonner des jarres si parfaites qu’on disait qu’elles capturaient la lumière de la lune. Un jour, alors qu’il transportait sa plus belle création – une jarre laquée d’un bleu profond, ornée de dragons entrelacés – vers le marché de Luoyang, un enfant trébucha contre lui. La jarre tomba et se brisa en centaines de morceaux irréguliers.
Les badauds s’exclamèrent, compatissants, mais le potier ne se courba pas pour ramasser les débris. Il s’assit simplement parmi eux et les observa longuement, comme s’il écoutait leur histoire. Les éclats, sous le soleil, révélèrent des reflets inattendus : des nuances de vert émeraude là où la glaçure s’était fissurée, des arêtes vives qui projetaient des ombres dansantes.
Pendant des lunes, il étudia ces fragments. Puis, au lieu de recréer la jarre originale, il assembla les morceaux avec de la laque dorée, laissant les cicatrices visibles. Il ajouta des pièces de jade et de cuivre, transformant l’objet en une sculpture-mosaı̈que : un paysage miniature où les fissures devenaient des rivières, les éclats des montagnes. Quand il la présenta à l’empereur, celui-ci déclara :
– « Vous avez capturé le l’énergie vitale même de la rupture. C’est plus vrai que la perfection ! »
Les disciples du potier comprirent alors la leçon : ce qui semble brisé peut devenir le début d’une forme plus profonde où l’on ne force pas le destin, mais où l’on travaille avec ce qu’il offre.
Cette histoire illustre ainsi cette vérité profonde selon laquelle les crises portent en elles des potentiels de transformation insoupçonnés que la stabilité ne révèle jamais.
Quand notre vie suit son cours habituel, nous fonctionnons souvent de manière totalement conditionnée, en mode pilotage automatique, répétant des schémas établis et en nous identifiant à des rôles convenus. Les changements majeurs, et particulièrement ceux qui nous sont imposés, brisent ces automatismes. Dans la désorientation qui suit, des questions essentielles peuvent enfin émerger : Qui suis-je au-delà de ces rôles que je jouais ? Qu’est- ce qui compte vraiment pour moi ? Quelle vie est-ce que je veux véritablement vivre ?, etc.
La plupart du temps, la dimension transformatrice du changement et les questions essentielles qu’elle amène, n’émergent pas immédiatement. Dans les premiers temps d’une crise, nous sommes souvent absorbés par la gestion de l’urgence, par l’adaptation aux nouvelles circonstances mais, progressivement, pour ceux qui acceptent de regarder en profondeur, le bouleversement extérieur peut catalyser une transformation intérieure.
Les circonstances se liguent parfois en une convergence brutale : une relation se termine au moment même où un travail s’effondre, tandis qu’un parent tombe malade, nous laissant avec le sentiment d’être emportés par un courant trop fort, trop puissant. Après un premier temps de sidération et de survie pure où nous devons tenter de mettre un pied devant l’autre, respirer et tenir, se révèlent des capacités insoupçonnées, cette force que l’on ne se connaissait pas pour faire face, cette clarté soudaine.
Vient alors l’heure des questions essentielles et de la clarté : Qu’est-ce qui compte vraiment pour moi maintenant que tout le superficiel s’est effondré ? Ces amitiés qui se révèlent profondes et celles qui n’étaient qu’une façade. La tempête dépouille l’arbre de ses feuilles mortes, révélant la solidité de sa structure.
Cette croissance à travers la crise ne romantise pas la souffrance ni ne justifie l’injustice. Elle reconnait simplement que, puisque les changements difficiles surviennent inévitablement, nous avons le choix de la manière dont nous allons les vivre : soit en les subissant passivement et en les appréhendant comme une catastrophe ou une fatalité, soit en les considérant comme une opportunité et en les traversant consciemment, attentifs aux leçons qu’ils peuvent nous transmettre.
Le Yì Jīng 易 经 ou « Classique des changements », l’un des livres de sagesse chinoise les plus anciens de l’histoire de l’humanité, nous enseigne que chaque situation contient en elle les graines de son évolution future. La crise porte donc déjà en germe la renaissance, tout comme l’hiver contient déjà en lui le printemps à venir.
Cette perspective ne nous demande pas d’être optimistes face aux difficultés, mais d’être attentifs au potentiel qui s’ouvre, même dans la contraction. Cette sagesse nous invite également à reconsidérer notre définition du progrès personnel. La croissance authentique ne suit jamais une ligne droite ascendante. Elle emprunte des chemins sinueux, passe par des effondrements apparents qui se révèlent être des réorganisations salutaires à un niveau plus profond.
La sagesse du bambou nous invite à maintenir une direction générale tout en restant ouvert aux ajustements du parcours, à garder un cap sans nous crisper sur un itinéraire unique. Tout comme l’eau qui trouve toujours son chemin vers la mer en contournant tous les obstacles, cette souplesse nous permet d’atteindre nos objectifs essentiels par des voies que nous n’avions pas même imaginées. Elle transforme les obstacles apparents en invitation à la créativité, les impasses en occasions de découvrir des chemins nouveaux.
Pour cela, nous devons travailler à observer nos rigidités habituelles, à reconnaître nos schémas de résistance afin d’être en mesure d’expérimenter, petit à petit, des réponses plus fluides aux situations qui nous déstabilisent.
SAGESSE N°3
NOTRE RELATION AUX ÉMOTIONS QUE SUSCITE INÉVITABLEMENT TOUT CHANGEMENT SIGNIFICATIF
Notre culture entretient souvent une relation maladroite avec les émotions dites «négatives» (peur, tristesse, colère, doute, etc.). Nous cherchons soit à les supprimer par la volonté, soit à les détourner par des distractions, soit à les rationaliser pour tenter de les désactiver.
Le taoïsme propose une voie médiane : ni répression, ni indulgence. Un autre sage taoïste, Zhuāngzǐ 庄⼦ (Tchouang Tseu) décrivait cette qualité d’accueil comme le fait de laisser les émotions traverser notre cœur de la même manière que les nuages traversent le ciel. Cette métaphore révèle une compréhension subtile, en insistant sur le fait que les émotions appartiennent elles aussi au monde de la forme, et qu’en tant que telles, elles sont des phénomènes passagers, transitoires qui naissent, se développent, avant de finir inévitablement par disparaître. Ainsi, de même que les nuages ne définissent pas le ciel lui-même, les pensées et les émotions qui peuvent y être associées, ne définissent nullement l’essence de qui vous êtes véritablement.
Dès lors, face à un changement majeur, les résistances émotionnelles sont non seulement normales mais légitimes. La peur devant l’inconnu révèle notre instinct de survie ; la tristesse face à une perte honore ce qui avait de la valeur ; la colère face à l’injustice témoigne de notre sens de l’ordre.
Nous pouvons toutefois décider de résister et de nous opposer à ces émotions, ce qui engendre généralement encore plus de souffrances. Nous pouvons aussi décider de nous asseoir avec elles et de les ressentir dans leur pleine intensité : la lourdeur dans la poitrine, les larmes qui montent sans prévenir, le vide qui occupe soudain tant d’espace. Il s’agit alors d’honorer cette douleur, de lui accorder de l’espace en comprenant que nous ne sommes pas elle. Il importe alors de la laisser traverser comme ces orages d’été qui déversent tout leur contenu puis s’éloignent, laissant l’air purifié.
Cette approche distingue alors clairement l’acceptation de la résignation. Accepter le changement ne signifie pas se résigner passivement à tout ce qui arrive, et encore moins à prouver ce qui est injuste ou destructeur. L’acceptation authentique reconnaît lucidement ce qui est, créant ainsi la clarté d’esprit nécessaire pour discerner ce qui peut et doit être transformé de ce qui doit simplement être accueilli tel quel.
Cette distinction essentielle devient particulièrement importante face aux changements que nous n’avons pas choisis et qui nous semblent le plus souvent injustes. Accepter que ces événements se soient produits ne signifie pas qu’il faut abandonner toute action pour réparer, transformer ou prévenir leur répétition. Au contraire, cette acceptation claire de la réalité présente constitue souvent le point de départ de l’action appropriée.
“Qui sait se suffire est riche !”
Zhī zú zhě fù 知⾜者富
Dào Dé Jīng 道德经, chap. 33.
Cette sagesse s’applique aussi à nos émotions. Savoir que notre douleur est suffisante, qu’elle n’a pas besoin d’être amplifiée par nos résistances et nos jugements, libère un espace où la guérison peut commencer à opérer. Nous cessons alors de souffrir de souffrir, permettant ainsi à la souffrance inévitable, de suivre son cours naturel vers l’apaisement.
Cette qualité d’accueil émotionnel se cultive par une « pratique » patiente d’observation intérieure. Quand les émotions difficiles surgissent face au changement, nous pouvons apprendre à les nommer avec précision, à ressentir leur manifestation corporelle, à les laisser s’exprimer sans les alimenter par nos ruminations, puis à les regarder progressivement s’apaiser comme une vague qui retourne naturellement vers l’océan.
SAGESSE N°4
LA CONFRONTATION À LA NATURE FONDAMENTALEMENT IMPERMANENTE DE TOUTES CHOSES
L’illusion de la permanence est une des sources principales de toutes nos souffrances. Nous vivons dans l’illusion que ce qui est là, aujourd’hui, sera encore là demain, que nos relations actuelles dureront éternellement, que notre santé présente nous est définitivement acquise.
Cette illusion de permanence constitue paradoxalement l’une des sources majeures de notre souffrance face aux changements. Quand nous avons inconsciemment transformé le provisoire en définitif, le mouvant en stable, le processus en état figé, tout changement devient une violation de nos attentes fondamentales. Nous vivons alors chaque transformation comme une trahison du réel, plutôt que comme sa manifestation naturelle.
“Rien n’est permanent, si ce n’est le changement !”
Le taoïsme nous invite alors à une plus grande lucidité, en reconnaissant que tout ce qui prend forme est par nature transitoire. Les relations évoluent ou se terminent, les corps vieillissent, se flétrissent et se transforment, les situations professionnelles changent, les lieux que nous habitons ne nous appartiennent que temporairement.
Cette reconnaissance n’est pas morbide ou pessimiste mais libératrice. Quand nous cessons de penser que l’impermanent est permanent, nous pouvons commencer à habiter le présent avec une intensité nouvelle. Apprécier ce qui est là maintenant, sans le tenir prisonnier de nos attentes de durée, savourer la beauté du moment sans exiger qu’il se prolonge indéfiniment, aimer profondément tout en reconnaissant la nature éphémère de toutes les formes que prend l’amour. Cette sagesse transforme radicalement notre expérience du changement.
Quand nous avons véritablement intégré l’impermanence comme nature de la réalité, les transformations cessent d’être des anomalies choquantes pour devenir des confirmations de l’ordre naturel. La fin d’une phase n’est plus vécue comme un échec mais comme l’accomplissement naturel de son cycle.
Cette acceptation de l’impermanence nous enseigne aussi l’art du lâcher-prise authentique. Non pas l’abandon résigné de ce qui nous importe, mais cette capacité à tenir légèrement ce qui est précieux, à accompagner les transformations plutôt qu’à s’accrocher désespérément à des formes appelées à évoluer. La sagesse taoïste nous rappelle que “le sage tient toute chose avec légèreté, c’est pourquoi, rien ne lui échappe”.
Cette légèreté de prise ne signifie pas indifférence ou détachement froid, mais cette qualité de relation qui honore la nature fluide de ce qui est aimé. Comme l’eau que l’on ne peut saisir qu’en ouvrant la main, la vie se donne pleinement à ceux qui cessent de vouloir la figer.
Nous ne sommes pas plus nos rôles sociaux que le fleuve n’est la forme particulière qu’il prend à tel méandre. Cette fluidité identitaire, loin de nous fragiliser, nous libère pour devenir plus pleinement qui nous sommes vraiment, à chaque étape de notre évolution.
SAGESSE N°5
CE QUI NOUS DÉSTABILISE PEUT DEVENIR NOTRE PLUS GRAND MAÎTRE
Un vieux potier de la province du Henan avait passé sa vie à façonner des jarres si parfaites qu’on disait qu’elles capturaient la lumière de la lune. Un jour, alors qu’il transportait sa plus belle création – une jarre laquée d’un bleu profond, ornée de dragons entrelacés – vers le marché de Luoyang, un enfant trébucha contre lui. La jarre tomba et se brisa en centaines de morceaux irréguliers.
Les badauds s’exclamèrent, compatissants, mais le potier ne se courba pas pour ramasser les débris. Il s’assit simplement parmi eux et les observa longuement, comme s’il écoutait leur histoire. Les éclats, sous le soleil, révélèrent des reflets inattendus : des nuances de vert émeraude là où la glaçure s’était fissurée, des arêtes vives qui projetaient des ombres dansantes.
Pendant des lunes, il étudia ces fragments. Puis, au lieu de recréer la jarre originale, il assembla les morceaux avec de la laque dorée, laissant les cicatrices visibles. Il ajouta des pièces de jade et de cuivre, transformant l’objet en une sculpture-mosaı̈que : un paysage miniature où les fissures devenaient des rivières, les éclats des montagnes. Quand il la présenta à l’empereur, celui-ci déclara :
– « Vous avez capturé l’énergie vitale même de la rupture. C’est plus vrai que la perfection ! »
Les disciples du potier comprirent alors la leçon : ce qui semble brisé peut devenir le début d’une forme plus profonde où l’on ne force pas le destin, mais où l’on travaille avec ce qu’il offre.
Cette histoire illustre ainsi cette vérité profonde selon laquelle les crises portent en elles des potentiels de transformation insoupçonnés que la stabilité ne révèle jamais.
Quand notre vie suit son cours habituel, nous fonctionnons souvent de manière totalement conditionnée, en mode pilotage automatique, répétant des schémas établis et en nous identifiant à des rôles convenus. Les changements majeurs, et particulièrement ceux qui nous sont imposés, brisent ces automatismes. Dans la désorientation qui suit, des questions essentielles peuvent enfin émerger : Qui suis-je au-delà de ces rôles que je jouais ? Qu’est- ce qui compte vraiment pour moi ? Quelle vie est-ce que je veux véritablement vivre ?, etc.
La plupart du temps, la dimension transformatrice du changement et les questions essentielles qu’elle amène, n’émergent pas immédiatement. Dans les premiers temps d’une crise, nous sommes souvent absorbés par la gestion de l’urgence, par l’adaptation aux nouvelles circonstances mais, progressivement, pour ceux qui acceptent de regarder en profondeur, le bouleversement extérieur peut catalyser une transformation intérieure.
Les circonstances se liguent parfois en une convergence brutale : une relation se termine au moment même où un travail s’effondre, tandis qu’un parent tombe malade, nous laissant avec le sentiment d’être emportés par un courant trop fort, trop puissant. Après un premier temps de sidération et de survie pure où nous devons tenter de mettre un pied devant l’autre, respirer et tenir, se révèlent des capacités insoupçonnées, cette force que l’on ne se connaissait pas pour faire face, cette clarté soudaine.
Vient alors l’heure des questions essentielles et de la clarté : Qu’est-ce qui compte vraiment pour moi maintenant que tout le superficiel s’est effondré ? Ces amitiés qui se révèlent profondes et celles qui n’étaient qu’une façade. La tempête dépouille l’arbre de ses feuilles mortes, révélant la solidité de sa structure.
Cette croissance à travers la crise ne romantise pas la souffrance ni ne justifie l’injustice. Elle reconnait simplement que, puisque les changements difficiles surviennent inévitablement, nous avons le choix de la manière dont nous allons les vivre : soit en les subissant passivement et en les appréhendant comme une catastrophe ou une fatalité, soit en les considérant comme une opportunité et en les traversant consciemment, attentifs aux leçons qu’ils peuvent nous transmettre.
Le Yì Jīng 易 经 ou « Classique des changements », l’un des livres de sagesse chinoise les plus anciens de l’histoire de l’humanité, nous enseigne que chaque situation contient en elle les graines de son évolution future. La crise porte donc déjà en germe la renaissance, tout comme l’hiver contient déjà en lui le printemps à venir.
Cette perspective ne nous demande pas d’être optimistes face aux difficultés, mais d’être attentifs au potentiel qui s’ouvre, même dans la contraction. Cette sagesse nous invite également à reconsidérer notre définition du progrès personnel. La croissance authentique ne suit jamais une ligne droite ascendante. Elle emprunte des chemins sinueux, passe par des effondrements apparents qui se révèlent être des réorganisations salutaires à un niveau plus profond.
Comme la chenille doit se dissoudre complètement dans le cocon avant d’en ressortir papillon, nos transformations les plus profondes doivent souvent passer par un nécessaire processus de désintégration ou d’abandon. Cette acceptation du changement comme maître spirituel transforme ainsi notre rapport aux épreuves, non pas que nous les recherchions ou que nous les appelions de nos vœux mais, quand elles surviennent, nous permettent de choisir de les traverser avec cette qualité de Présence qui permet à leur enseignement de se révéler. Chaque difficulté devient alors une opportunité d’approfondir notre compréhension, à élargir notre compassion, à affiner notre discernement.
“Toutes les tempêtes ne viennent pas détruire notre vie,
certaines viennent dégager notre chemin !”
Ces cinq dimensions de la sagesse taoïste du changement convergent ainsi vers une transformation profonde de notre manière d’habiter l’existence. Elles ne nous promettent pas de traverser une vie sans bouleversement mais nous offrent quelque chose de plus précieux : la capacité de traverser tous les changements en préservant notre centre, de danser avec les transformations sans perdre notre équilibre intérieur.
Dans un monde où l’accélération des mutations engendre une anxiété collective croissante, cette sagesse millénaire révèle son actualité brûlante. Elle nous rappelle que notre sérénité ne dépend nullement des circonstances extérieures, instables par nature. Elle doit en revanche s’enraciner dans cette stabilité intérieure qui demeure représente quels que soient les changements qui nous traversent et auxquels nous devons faire face.
Cette sagesse ne demande pas de révolutionner radicalement notre rapport au changement mais d’infuser progressivement ces qualités dans notre manière d’aborder les transitions quotidiennes. Les petits changements de nos vies ordinaires deviennent alors des terrains d’entraînement où nous pouvons cultiver la souplesse, l’accueil émotionnel, la gratitude et la reconnaissance de l’impermanence de toutes choses.
Les transformations apparemment modestes révèlent leur profondeur quand surviennent les bouleversements majeurs. Nous découvrons alors que nous avons développé des ressources insoupçonnées, une capacité à naviguer l’incertitude qui nous surprend nous-mêmes. Cette force tranquille ne naît pas de l’endurcissement ou de la résignation, mais de cette acceptation fluide qui compose avec ce qui est, plutôt que de s’épuiser à vouloir que ce qui est, soit autrement.
L’héritage du taoïsme ne réside pas dans un ensemble de techniques à appliquer mécaniquement face au changement, mais dans cette invitation permanente à reconnaître que nous ne sommes pas séparés du flux de la vie. Nous sommes le flux de la vie ! Le changement ne nous arrive pas de l’extérieur, nous sommes le changement lui-même, expression particulière de ce grand mouvement qui anime toute existence. Cette reconnaissance ultime dissout la distinction même entre celui qui subit le changement et le changement lui-même.
Comme l’enseignait Zhuāngzǐ 庄⼦ (Tchouang Tseu), le sage accompagne le mouvement naturel des choses et ne résiste pas. Il agit sans agir, transforme sans forcer, accomplit sans s’attacher. Dans cette fluidité retrouvée, le changement cesse d’être notre adversaire pour redevenir ce qu’il n’a jamais cessé d’être, la manifestation de la vie qui se déploie à travers nous. C’est précisément cette stabilité paradoxale qui naît de l’acceptation totale du mouvement, que les sages taoïstes nomment depuis toujours :
Demeurer au centre du cercle tournant
Jū Yuán Zhōng 居圆中.
Puissent ainsi ces paroles de sagesse millénaires vous permettre de réintégrer et garder votre centre afin de vous aligner avec les souffles vitaux qui vous aideront à traverser l’océan de la vie pour vous conduire à bon port en toute quiétude, tant avec vous-même qu’avec tous ceux qui, comme vous, prétendent aux mêmes idéaux, aux mêmes aspirations de paix et de justice, aux mêmes rêves de fraternité et d’harmonie.